Ce serait bien de faire comme le projet XXX qui a réussi à mettre en place l’agilité avec des résultats !
Il faut absolument qu’on capitalise sur ce qu’a fait le projet YYYY pour construire notre référentiel méthodologique
Vous qui avez de l’expérience et avez vu des projets réussir, dites nous quoi mettre en place !
Nous devons mettre en place le modèle Spotify
J’aimerais organiser un PI planning SAFe sur mon projet parce que c’est ce qui marche pour les projets de grande envergure
Nous devons être une entreprise libérée comme Favi !
N’avez-vous jamais entendu ces phrases ? Moi oui et plein d’autres encore. Et instinctivement je m’en suis toujours méfié.
Pourquoi se méfier ? Il apparaît pourtant normal de s’appuyer sur des réussites. Si ces projets ont fonctionné c’est qu’ils ont mis en place des pratiques, des postures, des outils propices à leur réussite, ce serait dommage de passer à côté.
De plus, l’agilité est une question d’empirisme et donc de baser nos démarches sur des expériences.
Récemment, j’ai fait une découverte qui m’a aidé à comprendre pourquoi je restais méfiant :
le biais du survivant
J’ai découvert ce concept en écoutant un podcast où des scénaristes, des acteurs et des réalisateurs d’œuvres à succès partagent le fait qu’on leur demande la recette pour réussir tel film ou telle série. Au delà du simple partage, leurs interlocuteurs notaient minutieusement chaque réponse, chaque expérience, technique pour, à leur tour, réussir une oeuvre en utilisant ces “recettes à succès”.
En écoutant cela, je me suis parfaitement projeté dans mon contexte agile et me suis donc renseigné.
Le concept du biais du survivant est né au travers de l’histoire d’Abraham Wald, statisticien hongrois qui, pendant la seconde guerre mondiale, travaillait à minimiser la perte de bombardiers. Wald avait observé que les précédentes études, s’appuyant sur les avions “survivants” revenant des batailles, recommandaient de blinder les coques d’avions aux endroits les plus souvent criblés de trous.
Abraham Wald s’était alors rendu compte que les avions “survivants” étaient des exceptions statistiques, la plupart des engins ne revenant jamais. Ces études ne prenaient pas en compte les avions tombés au combat et donc probablement touchés à des endroits qui ne leur permettaient pas de revenir. Il recommenda alors de blinder les avions aux endroits les moins touchés des avions survivant.
Le biais du survivant consiste à donner beaucoup de poids aux conditions de succès tirées de sujets ayant réussi (les survivants), ces sujets étant potentiellement des exceptions et peu représentatives de la réalité.
Une étude réalisée en 1987 montre que les chats qui chutent d’une hauteur équivalente à moins de six étages et qui survivent ont des blessures plus graves que les chats tombant d’une hauteur plus élevée. L’une des hypothèses proposées affirme que cela est causé par la baisse du stress chez l’animal une fois la vitesse terminale atteinte, ce qui l’amène à être plus « mou » lors du choc au sol. La situation pourrait cependant s’expliquer par un biais du survivant. Il est beaucoup moins probable que les chats qui meurent à la suite d’une chute soient emmenés chez le vétérinaire par rapport aux chats blessés par une chute. Les chats morts à la suite d’une chute de plus de six étages sont donc retirés des statistiques, ne laissant la place qu’aux chats « survivants »
Le biais du survivant induit le fait qu’on entend plus souvent parler des réussites que des ratés sans que les conditions et le contexte soient explicités; il est donc d’autant plus difficile de relativiser ces succès comme ces échecs.
Et pour en revenir aux transformations agiles :
Pour de nombreux projets réussis, portés en héros de l’entreprise et décortiqués, combien de projets en échec ayant mis en place les mêmes pratiques ?
Pour 5 retours d’expérience de SAFe, de Spotify, d’holacratie, de Design Thinking, d’entreprise libérée réussies, combien d’échecs invisibles ?
“This has come to be known as the “Spotify Model” in the agile world, although it wasn’t actually intended to be a generic framework or “model” at all. it’s just an example of how one company works.”
Henrik Kniberg dans son article “No I didn’t invent the Spotify Model”
Le biais du survivant m’offre aujourd’hui un éclairage scientifique voire un argument pour permettre à mes clients de relativiser l’utilisation de recettes et méthodes, repenser la capitalisation des projets en remontant aussi des expériences d’échecs, de remettre en contexte chaque expérience passée pour en comprendre les tenants et aboutissants.
Cela me permettra aussi dorénavant de mettre une alerte sur mes recommandations : “à tester” ou “voyez si cela s’applique chez vous !”
Image d’en-tête : Photo by Austin Distel on Unsplash